« Les tissus, l’argenterie, les boiseries, le parfum même de tous ces matériaux nobles… tout participe à cette atmosphère si particulière qu’ont su créer les meilleurs artisans de l’époque. L’expérience, à bord, est absolument unique, on peut véritablement sentir les kilomètres défiler sous ses pieds. Voyager en avion tient d’un autre miracle, mais on gagne en vitesse ce que l’on perd en rêverie… » C’est ainsi que cinéaste et acteur britannique Kenneth Branagh évoque le pouvoir d’attraction de l’Orient-Express dans la préface d’un beau livre qui lui est consacré. Les éditions Albin Michel ont sorti le 12 octobre dernier, le cadeau de Noël idéal à destination des nostalgiques de l’âge d’or ferroviaire.
La SNCF a ouvert ses archives à l’historien Guillaume Picon. Plus qu’un ouvrage se résumant au plus mythique des trains de luxe, c’est l’incroyable histoire de la Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL) qui est contée ici. Son créateur, Georges Nagelmackers a marqué de son empreinte l’histoire ferroviaire et celle du tourisme. Issu d’une famille aisée de la jeune nation belge, il ramène d’un voyage outre-Atlantique, effectué après ses études d’ingénieur aux Mines, une invention de l’Américain George Pullman, qui a conçu des voitures où les banquettes sont convertibles en lit. De retour en Europe, il publie en 1870, à compte d’auteur, une brochure détaillant son projet de faire circuler des wagons-lits – il est le premier à employer le terme – à travers toute l’Europe. Deux obstacles s’opposent à son rêve : les financements et les frontières qui morcellent le continent, chaque pays développant son propre réseau, parfois même plusieurs comme en France. Il a besoin d’importants soutiens politiques et trouvera dans le jeune roi Léopold II un lobbyiste efficace. Pour permettre ce tour de force, il a dû négocier avec une dizaine de réseaux pour assurer le passage de son train. Il parvient ainsi à créer une ébauche ferroviaire de la libre circulation des hommes et des marchandises en Europe de « la Manche à la mer Noire ».
Plus que la seule histoire de l’Orient-Express, c’est la vision avant-gardiste de Nagelmackers qui est ici contée. L’homme d’affaires belge a plusieurs fulgurances résolument modernes. Il comprend tout de suite l’importance de la communication. Ainsi, il invite journalistes et hommes de lettres au voyage inaugural de l’Orient-Express, le 4 octobre 1883. Alors très populaire, Edmond About en tirera ainsi un récit qui fait sensation à l’époque : De Pontoise à Stamboul. Que ce soit dans la conception et la décoration de ses voitures, comme dans la promotion de ses services, il fait appel aux meilleurs artisans, aux artistes les plus renommés. Pour le confort et la sécurité de ses passagers, la compagnie est également à la pointe des innovations ferroviaires. Par exemple, elle est parmi les premières à généraliser les bogies sur ses voitures.
Après la mort en 1905 de Nagelmackers, ses successeurs poursuivent son oeuvre, avec le même souci du détail. Ainsi René Lalique réalise des panneaux en verre pour les cloisons des compartiments du Côte d’Azur Pullman Express. Pour les marqueteries, René Prou est sollicité. L’Art déco, alors très à la mode, transforme les voitures de la compagnie. La CIWL jette les bases du tourisme moderne en créant un réseau d’agences de voyages – 165 au début du XXe siècle. Elle propose une prestation de porte à porte, assurant à ses clients un confort constant et construit même des palaces dans les grandes villes desservies par ses trains, une idée novatrice, mais dont la rentabilité incertaine entraîne l’abandon.
Le livre offre une multitude de reproductions de documents, menus, publications de la compagnie, couvertures de guides de voyages, plaquettes ou affiches publicitaires et même des extraits des registres des objets d’approvisionnement. Un pavé qui comptait plus 12 000 pièces, décrites précisément à l’aide de dessins techniques et qui témoigne du sens du détail de Nagelmackers et de ses successeurs.
Attentat, attaque de brigands, tempête de neige, l’Orient-Express a eu une histoire mouvementée. Une histoire qui a ses premiers rôles – Joséphine Baker, le comte Zarrof, Mata Hari, et tous ces seconds rôles, ce personnel effacé, mais toujours efficace. De la brigade de la voiture-restaurant au conducteur – un poste créé par la compagnie pour assurer le confort des voyageurs – la CIWL de Nagelmackers, puis de ceux qui lui ont succédé, a toujours fait du service une priorité et une marque de fabrique. Tous ses employés recevaient un guide compilant toutes les obligations qu’ils devaient observer.
Les photos de Benjamin Chelly révèlent la part d’éternité de ces matériels qui, s’ils ne circulent plus, entretiennent le souvenir de ces palaces sur rail.
Aujourd’hui, le rêve de Nagelmackers appartient définitivement au passé. La vitesse a gagné la partie face à la rêverie. Heureusement, reste la nostalgie.
Orient Express, de l’histoire à la légende par Guillaume Picon (textes) et Benjamin Chelly (photos). Préface de Kenneth Branagh. Albin Michel. Prix : 49 euros.
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